Bonjour à toutes,
Aujourd'hui je tenais à parler de l'allaitement long. Un sujet encore mal perçu par l'entourage mais aussi par le corps médical, qui y voit parfois une connotation sexuelle voire incestueuse. L'allaitement long reste rare puisqu'il concerne seulement 6% des mères françaises qui continuent d'allaiter au delà des 1 an de leur enfant. Rappelons cependant que, comme le préconise l'OMS (organisation mondiale de la santé) « L’allaitement maternel permet une croissance normale au moins jusqu’à l’âge de 6 mois. Il n’y a donc pas de raison d’introduire d’autres aliments avant cet âge, en insistant sur le fait que l’allaitement maternel peut être poursuivi jusqu’à l’âge de 2ans ou même davantage, selon les souhaits de la mère, à condition d’être complété par la diversification alimentaire à partir de l’âge de 6 mois. »
Voici l'analyse complète de Marie Thirion et de Valérie Piloti sur le sujet.
Allaitement long et identité sexuée :état des lieux des discours en France
(Éditions Eres : Avril 2011- p :67-75)
Depuis un certain nombre d’années les publications concernant l’importance de l’allaitement comme facteur de santé physique optimale pour le nourrisson se sont multipliées, et des preuves scientifiques du rôle protecteur du lait humain à cours, moyen et très long terme sont apportées chaque jour. Depuis une vingtaine d’années un consensus des académies médicales de pédiatrie, repris par une large campagne de l’OMS-UNICEF, tente de promouvoir un programme de santé publique (Engle et coll., 1997) dont l’allaitement long (six mois de lait maternel exclusif – lait maternel pendant les deux premières années) est une des données essentielles. Cette très large campagne, qui inclut aussi des modalités d’accueil respectueuses et non protocolisées des nouveau-nés et de leur mère en maternité, est diffusée dans le monde entier sous le nom d’initiative « Hôpital ami des bébés ».Certains pays, en particulier les pays scandinaves, en Australie et aux États-Unis, ont dès les années 1991-1995 obtenu le « label de certification » de cette nouvelle façon médicale de concevoir l’environnement néonatal. La France est restée longtemps hermétique à ce programme. Le premier hôpital labellisé (Lons-le-Saunier) l’a été en 2001. En 2010, on dénombre douze maternités françaises ayant reçu ce label mais aucun CHU. Au même moment, 100 % des hôpitaux suédois, danois ou norvégiens ont mis au point ces nouvelles pratiques de soins. Il nous a paru intéressant de chercher à expliciter quelques aspects possibles des causes de ce retard. Pourquoi la France, pays où les taux d’allaitement dès la naissance sont les plus bas, a tant de mal à concevoir que des bébés de plus de 4 ou 6 mois soient encore au sein ? Nous retrouvons facilement ces vieux discours dans les journaux féminins, les conversations de squares et les mises en garde des mamies, des amies et – encore ! – de beaucoup de médecins et professionnels de santé. Seuls les nouveaux forums Internet – expression de la libre parole des mères – apportent une vision beaucoup plus tolérante et souple de ce moment de vie des familles. En reprenant les discours populaires, nous avons pu constater que les arguments critiques contre l’allaitement long se basent essentiellement sur la protection de l’enfant, présenté comme victime d’une mère trop accaparante, voire malsaine. Comme si un maternage de qualité nécessitait impérativement des séparations précoces. Selon les régions, les cultures familiales, le nombre de mois acceptable peut légèrement varier (en moyenne les réactions se déchaînent entre 6 et 9 mois !), mais dès que la norme est franchie, les réactions sont uniformes :
l’enfant ne pourra jamais se « détacher » de sa mère, il risque de devenir homosexuel, dépendant, voire psychotique…Ce risque serait encore pire pour un petit garçon que pour un « bébé fille ». La mère se retrouve en position d’accusée, considérée comme dangereuse, indécente, étouffante, trop possessive, incestueuse. Conséquence logique de cette peur culturellement transmise : au moindre souci caractériel ou comportemental d’un enfant allaité à un âge hors normes, le lien de responsabilité entre ces troubles et l’allaitement sera direct. De là à considérer dans le grand public et les réseaux de puériculture traditionnelle depuis les années 1950 que certains enfants autistes, enfermés dans leur forteresse de silence et de repli (Kanner,1943), pouvaient avoir été allaités trop longtemps, le pas fut vite franchi…En réalité, aucune étude, à notre connaissance, n’a jamais démontré un quelconque lien entre la durée des allaitements et la fréquence des troubles psychiatriques de l’enfant ! Au début du XXe siècle, les psychanalystes (Freud, Klein, Winnicott) ont évoqué le rôle positif joué par l’allaitement sur la relation mère-bébé, puis vinrent les travaux de Bowlby (1978), sur l’attachement et la création du lien. Depuis, ces mots : attachement, lien, sont les bases de la recherche sur la psychologie du nourrisson et du jeune enfant. Le portage, le holding, le « tenir rassemblé » (Bick), l’importance de la proximité physique entre le nourrisson et les adultes qui le prennent en charge sont reconnus comme la base de la sécurité psychique du tout-petit. On pourrait donc en déduire que l’allaitement prolongé, avec la proximité corporelle qu’il crée entre l’enfant et sa mère, est l’un des moyens possibles de cette sécurité. Pourtant, les thérapeutes français dans leur grande majorité, Serge Lebovici et Françoise Dolto en particulier, bien qu'attentifs à l'importance de la proximité mère-bébé, ont surtout abordé l’allaitement en termes de mise en garde !
Plus récemment, les discours d’un psychiatre médiatique recommandant un arrêt précoce de l'allaitement ont fait la une de la presse sans que n’ait été demandé sur quel cadre conceptuel validé reposaient ses prises de position. En partant des discours, nous chercherons donc à comprendre quelles sont les bases de ces craintes, et surtout, si elles sont universelles ou francofrançaises. Qu’en disent les psys, et que se passe t-il dans d’autres cultures ?
« QU’EN DISENT LES PSYS » ?
Première question : Comment s’effectue le partage entre sein de femme érotique et sein de mère nourricier? entre les rôles de mère et femme, père et amant ?
L’idée qu’une femme allaitante puisse être également une amante est une idée largement combattue et refoulée, remplacée par l’image d’un amour maternel pur, asexué et exclusif, où l’excitation liée à l’érotisme et à la sexualité est bannie – ce que de nombreuses civilisations ont d’ailleurs imposé au cours des siècles. En France, cet interdit religieux a survécu jusqu’au milieu du XXe siècle et même aujourd'hui il est avéré que l’allaitement peut en luimême être un frein pour le père à vouloir retrouver l’amante. Gilza Sandre Pereira (2006) rapporte dans son étude les discours d’hommes incapables d’avoir des rapports sexuels avec leur femme allaitante, tant l’intensité de l’image de la mère (en lien avec l’image de leur propre mère) est forte.
Deuxième question : L’allaitement peut-il mettre en danger la nécessaire « dé fusion » mère-bébé ? Sur le long terme, serait-il une façon pour la mère de continuer à s’illusionner sur le fait de ne faire qu’un avec son enfant ?
L’allaitement bouscule les places en termes de limite de soi : limites corporelles et fantasmatiques ; Pendant l'allaitement les corps se "mélangent". Les fantasmes maternels de ne faire qu’un avec l’enfant pendant l’allaitement ont été décrits par de nombreux spécialistes tel Bernard Brusset (2003) : fantasme de réincorporation, c’est-à-dire où la mère rêve de réintégrer son enfant dans son ventre ; fantasme d’une peau commune, soit d’un prolongement physique entre la mère et l’enfant avant de pouvoir se détacher. Notre pratique nous a montré que l'allaitement pouvait tout autant être la scène d'une intégration progressive de la séparation des corps après la naissance et, lorsqu'il est long, ne pas gêner ce processus que celle d'un déni de cette séparation au profit d'un maintien fantasmatique de la fusion, d'une dépendance physique, d'un prolongement de la grossesse en quelques sortes. L'allaitement long ne peut et ne doit pas être considéré comme pathologique en soi mais doit être lu et mis en sens en fonction des "problématiques" des dyades mères-enfants.Si l’on met en lien ces questions sur le maintien de la fusion avec le sexe de l’enfant, on peut se demander s’il peut être plus difficile pour une mère de se séparer de son bébé garçon. La psychanalyse nous dit que le sentiment de complétude ressenti par la femme enceinte est d’autant plus fort qu’elle attend un fils, c’est-à-dire qu’elle possède en elle le sexe qui lui manquait, le sexe masculin, symbole de puissance. Ce qui laisserait entendre qu’il y ait plus de résistances à accepter la séparation de la naissance lorsque le bébé est un petit garçon. il faut bien sûr rester prudent et garder à l’esprit que cela ne constitue pas un gage de facilité pour toute dyade mère-fille.
Troisième question : L’enfant peut-il – dans un allaitement long – être prisonnier d’une problématique maternelle antérieure à sa propre conception?
Plusieurs auteurs ont mis en évidence que l’allaitement pouvait constituer une modalité antidépressive. Lighezzolo et ses coll. (2005) ont souligné un lien possible entre un deuil mal supporté par la mère et sa volonté d’allaiter longtemps : « Se tourner vers la vie pour dénier la perte, et ne plus avoir à élaborer les affects douloureux qui lui sont rattachés […] toute séparation générerait pour la mère la réactivation de la perte précédente non élaborée. » Plus largement, sans parler d’un décès réel, les mères ont toutes à se confronter à la question d’un autre deuil, plus imaginaire : celui du gros ventre, du sentiment de complétude ressenti pendant la grossesse. Nous l'avons dit, l’allaitement peut servir à l’intégrer ou à le dénier.
Quatrième question : Peut-il exister dans l’allaitement un lien incestueux?
Concernant l’aspect érotique, la question de l’inceste, largement évoquée dans les discours populaires par les détracteurs de l’allaitement, paraît ici centrale, puisqu’elle rejoint inévitablement celle du plaisir de la mère lors de l’allaitement. Gilza Sandre Pereira nous dit que ce lien entre plaisir de la mère et inceste vient d’une confusion entre la sensation provoquée par une stimulation physique et la signification qu’on lui donne, à savoir une sensation que l’on ne devrait éprouver qu’avec son amant. En d’autres termes, s’il y a plaisir, c’est forcément qu’il y a relation sexuelle, et s’il y a plaisir dans l’allaitement, c’est qu’il y a quelque part excitation sexuelle avec l’enfant. De son côté, l'idée d'un sein objet de plaisir commun pour son bébé et pour lui, peut faire craindre au père un lien anormal et être paralysant pour lui. Une autre origine du lien allaitement-inceste peut être trouvée dans les représentations des fluides corporels. Le sang, le lait et le sperme ont en commun d’être des fluides de vie et se trouvent quelque part associés. C’est comme cela que l’on peut comprendre l’idée de « parenté de lait », « frères ou soeurs de lait ». L’allaitement joue un rôle symbolique dans la filiation, ce qui peut sans doute accentuer et conforter la valeur incestueuse d’un tel acte.
Nous pouvons nous demander si, dans ce cadre, le sexe de l’enfant joue un rôle sur le plaisir à allaiter, ou au contraire, sur la répugnance à le faire. Aucune étude ne nous permet de répondre. Il est cependant intéressant de noter que l’inceste est beaucoup plus souvent évoqué lorsque le bébé est un garçon, comme si une mère ne pouvait incester sa petite fille, comme si le plaisir pouvait être plus fort, et donc plus dangereux avec un petit garçon. Et c’est sans doute, en effet, l’aspect hétérosexuel de la relation mère-fils qui fait que l’on s’inquiète plus pour les petits garçons allaités longtemps. C'est probablement d'ailleurs la force du tabou de l’inceste, a priori plus grand pour les petits garçons, qui peut à l’inverse expliquer le refus d’allaiter ou le
choix d’un allaitement court pour ces derniers (Parat, 1999b).
Cinquième question : Tout cela interroge sur la place de l’homme qui lui aussi va se positionner dans une nouvelle identité, un nouveau rôle. Il lui incombe notamment de trouver sa place de père tout en permettant à
la femme amante de refaire surface, de se dégager de la relation avec l’enfant pour le rejoindre. Donc de transformer la dyade mère-bébé en triade pour permettre l’individuation de l’enfant. La question du sexe du bébé peut se poser là à deux niveaux : par rapport à la mère – est-ce que le plaisir de la relation avec son petit garçon va supplanter le plaisir de la relation avec le père plus facilement que s’il s’agissait d’une petit fille ? par rapport au père ; est-ce que la rivalité entre lui et son enfant quant à la possession de la femme/mère est plus forte quand ce dernier est un garçon ? Ces questions restent actuellement sans réponse.
ET DANS D’AUTRES CULTURES ?
Au cours des siècles, et universellement sur toute la planète, l’allaitement long des jeunes enfants (par une mère ou une nourrice) a été la norme, car condition absolue de la survie des nourrissons. Plus les conditions de vie étaient rudes, plus c’était nécessaire. De nos jours de nombreux bébés sont allaités pendant deux à trois ans, et ce, dans des contextes très variés. Prenons quelques exemples actuels. Dans les pays scandinaves, près de 95 % des bébés sont allaités à la naissance et près de la moitié le sont encore à 1 an. Le sevrage intervient en moyenne autour de 18 mois, mais peut atteindre les 3 ans de l’enfant. C’est toute la société qui accompagne les jeunes mères pour leur faciliter cette fonction maternelle, tout en travaillant et en élevant leurs autres enfants. Nous n’avons pas trouvé d’études qui auraient évoqué une différence de durée de l’allaitement au sein entre les garçons et les filles. Dans ces pays où l’égalité homme-femme et la parité sont nettement en avance sur le reste du monde, où le rapport au corps est plus pragmatique que dans nos régions latines, on peut penser que le problème ne se pose même pas.
En Chine, la suprématie de l’homme et la transmission strictement patrilinéaire sont des réalités traditionnelles très fortes. L’enfant précieux est le fils. Les parents mettent tout en oeuvre pour lui assurer la meilleure santé possible, car c’est lui, plus tard, qui sera chargé d’assurer la prise en charge de leurs vieux jours. L’allaitement des garçons est donc long, plus de deux ans. Celui des petites filles est moins essentiel. La politique de l’enfant unique de ces trente dernières années n’a fait qu’amplifier ce phénomène. Dans les pays musulmans, une large place est faite au démarrage de l’allaitement. Les mères disposent d’une période de quarante jours après la naissance pour se consacrer à l’enfant et à sa nutrition, avant de reprendre leur vie habituelle de travail, souvent très dure.
Au Yemen ou en Afghanistan , ce sont les petites filles qui sont allaitées le plus longtemps. On considère en effet qu’elles auront à vivre l’allaitement pour leurs propres enfants et qu’il faut leur donner des bases pour qu’elles se « souviennent » comment faire.L’allaitement est donc considéré comme utile dans la construction de leur identité féminine. Deux études récentes, l’une au Brésil (Mascarenhas et coll., 2006), l’autre au Japon (Nakao et coll., 2008), ne nous renseignent pas sur la durée totale des allaitements, mais montrent une différence significative d’âge du sevrage selon le sexe de l’enfant. Dans ces deux pays si différents, il y a autant de garçons que de filles allaités à la naissance, mais il y a deux fois plus de filles que de garçons encore allaités vers 3-4 mois.
Au Kenya – comme dans plusieurs États africains –, le statut social de la femme est précaire, celui de la mère est nettement supérieur. Les allaitements longs confèrent aux femmes une qualité que toute la société respecte. Wangari Maathaï, prix Nobel de la paix en 2004, raconte qu’au cours d’une manifestation particulièrement violente, quelques femmes âgées courageuses se sont dénudées devant les policiers, et que ceux-ci, par respect à l’égard de seins ayant allaité, ont arrêté de frapper et se sont retirés.
Dernier exemple : la middle class américaine (traditionnellement blanche, évangélique, républicaine, femme à la maison…) diffuse depuis une vingtaine d’années, par le biais d’associations militantes et par la formation des « consultantes en lactation », un modèle de maternage de proximité où s’imposent portage continu en écharpe, allaitement très long (plus de trois ans) et sommeil dans le même lit pour les parents et les enfants.Ce modèle s’est peu à peu développé en France, soutenu par des groupes de mères. Il a néanmoins du mal à diffuser car trop souvent présenté sur un mode comportementaliste, stéréotypé, peu soucieux de son incohérence avec les transmissions traditionnelles des médecins ou des familles. Il y est aussi trop souvent question du « bien pour l’enfant », sans tenir compte des difficultés énormes qu’il peut susciter pour certaines mères, de l’angoisse massive que peut générer une proximité avec le bébé trop intense pour elles.
LES ÉTUDES N’ONT PAS COMMENCÉ !
Le temps est venu d’aborder ce sujet des allaitements longs dans un contexte un peu moins passionnel, de prendre du recul sur les émotions suscitées chez chacun, d’écouter ce qui peut être dit d’essentiel dans les oppositions des différents regards. Pour les psys, le biais de recrutement des bébés allaités qu’ils rencontrent
en consultation est évident ; ils voient ceux qui ne vont pas bien. Cela ne veut pourtant pas dire que le lien entre le mal-être de l’enfant et l’allaitement long est direct. Ce couple mère-bébé pourrait peut-être aller aussi mal avec un autre choix d’alimentation. L’allaitement trop souvent vécu comme cause du maintien d’une fusion, n’en est en réalité qu’un symptôme. Encore une fois l'allaitement long ne peut être considéré comme pathologique en soi. Nous aurions envie de croire que le bébé en étroite relation avec sa mère, sous son regard, ayant accès librement au sein, bénéficie des meilleures conditions pour satisfaire ses besoins physiques, affectifs, relationnels, pour développer ses capacités de communication dans une sécurité maximale. Mais ne nous leurrons pas. Tout cela est faux si la mère utilise inconsciemment le bébé pour l’aider à résoudre une problématique personnelle. Ce n’est vrai que si l’enfant peut accéder librement à d’autres plaisirs, d’autres moyens de communication, d’autres liens avec son environnement. Ce n’est vrai que dans une relation équilibrée où le couple parental a sa place, réelle et symbolique. En tenant compte de tous ces paramètres, mais aussi des bienfaits indiscutables de l’allaitement au sein pour les enfants, nous arrivons à la conclusion évidente pour nous : les recherches psychologiques et psychanalytiques sur l’allaitement long comme élément favorable au développement du nourrisson restent donc à écrire…
l’enfant ne pourra jamais se « détacher » de sa mère, il risque de devenir homosexuel, dépendant, voire psychotique…Ce risque serait encore pire pour un petit garçon que pour un « bébé fille ». La mère se retrouve en position d’accusée, considérée comme dangereuse, indécente, étouffante, trop possessive, incestueuse. Conséquence logique de cette peur culturellement transmise : au moindre souci caractériel ou comportemental d’un enfant allaité à un âge hors normes, le lien de responsabilité entre ces troubles et l’allaitement sera direct. De là à considérer dans le grand public et les réseaux de puériculture traditionnelle depuis les années 1950 que certains enfants autistes, enfermés dans leur forteresse de silence et de repli (Kanner,1943), pouvaient avoir été allaités trop longtemps, le pas fut vite franchi…En réalité, aucune étude, à notre connaissance, n’a jamais démontré un quelconque lien entre la durée des allaitements et la fréquence des troubles psychiatriques de l’enfant ! Au début du XXe siècle, les psychanalystes (Freud, Klein, Winnicott) ont évoqué le rôle positif joué par l’allaitement sur la relation mère-bébé, puis vinrent les travaux de Bowlby (1978), sur l’attachement et la création du lien. Depuis, ces mots : attachement, lien, sont les bases de la recherche sur la psychologie du nourrisson et du jeune enfant. Le portage, le holding, le « tenir rassemblé » (Bick), l’importance de la proximité physique entre le nourrisson et les adultes qui le prennent en charge sont reconnus comme la base de la sécurité psychique du tout-petit. On pourrait donc en déduire que l’allaitement prolongé, avec la proximité corporelle qu’il crée entre l’enfant et sa mère, est l’un des moyens possibles de cette sécurité. Pourtant, les thérapeutes français dans leur grande majorité, Serge Lebovici et Françoise Dolto en particulier, bien qu'attentifs à l'importance de la proximité mère-bébé, ont surtout abordé l’allaitement en termes de mise en garde !
Plus récemment, les discours d’un psychiatre médiatique recommandant un arrêt précoce de l'allaitement ont fait la une de la presse sans que n’ait été demandé sur quel cadre conceptuel validé reposaient ses prises de position. En partant des discours, nous chercherons donc à comprendre quelles sont les bases de ces craintes, et surtout, si elles sont universelles ou francofrançaises. Qu’en disent les psys, et que se passe t-il dans d’autres cultures ?
« QU’EN DISENT LES PSYS » ?
Première question : Comment s’effectue le partage entre sein de femme érotique et sein de mère nourricier? entre les rôles de mère et femme, père et amant ?
L’idée qu’une femme allaitante puisse être également une amante est une idée largement combattue et refoulée, remplacée par l’image d’un amour maternel pur, asexué et exclusif, où l’excitation liée à l’érotisme et à la sexualité est bannie – ce que de nombreuses civilisations ont d’ailleurs imposé au cours des siècles. En France, cet interdit religieux a survécu jusqu’au milieu du XXe siècle et même aujourd'hui il est avéré que l’allaitement peut en luimême être un frein pour le père à vouloir retrouver l’amante. Gilza Sandre Pereira (2006) rapporte dans son étude les discours d’hommes incapables d’avoir des rapports sexuels avec leur femme allaitante, tant l’intensité de l’image de la mère (en lien avec l’image de leur propre mère) est forte.
Deuxième question : L’allaitement peut-il mettre en danger la nécessaire « dé fusion » mère-bébé ? Sur le long terme, serait-il une façon pour la mère de continuer à s’illusionner sur le fait de ne faire qu’un avec son enfant ?
L’allaitement bouscule les places en termes de limite de soi : limites corporelles et fantasmatiques ; Pendant l'allaitement les corps se "mélangent". Les fantasmes maternels de ne faire qu’un avec l’enfant pendant l’allaitement ont été décrits par de nombreux spécialistes tel Bernard Brusset (2003) : fantasme de réincorporation, c’est-à-dire où la mère rêve de réintégrer son enfant dans son ventre ; fantasme d’une peau commune, soit d’un prolongement physique entre la mère et l’enfant avant de pouvoir se détacher. Notre pratique nous a montré que l'allaitement pouvait tout autant être la scène d'une intégration progressive de la séparation des corps après la naissance et, lorsqu'il est long, ne pas gêner ce processus que celle d'un déni de cette séparation au profit d'un maintien fantasmatique de la fusion, d'une dépendance physique, d'un prolongement de la grossesse en quelques sortes. L'allaitement long ne peut et ne doit pas être considéré comme pathologique en soi mais doit être lu et mis en sens en fonction des "problématiques" des dyades mères-enfants.Si l’on met en lien ces questions sur le maintien de la fusion avec le sexe de l’enfant, on peut se demander s’il peut être plus difficile pour une mère de se séparer de son bébé garçon. La psychanalyse nous dit que le sentiment de complétude ressenti par la femme enceinte est d’autant plus fort qu’elle attend un fils, c’est-à-dire qu’elle possède en elle le sexe qui lui manquait, le sexe masculin, symbole de puissance. Ce qui laisserait entendre qu’il y ait plus de résistances à accepter la séparation de la naissance lorsque le bébé est un petit garçon. il faut bien sûr rester prudent et garder à l’esprit que cela ne constitue pas un gage de facilité pour toute dyade mère-fille.
Troisième question : L’enfant peut-il – dans un allaitement long – être prisonnier d’une problématique maternelle antérieure à sa propre conception?
Plusieurs auteurs ont mis en évidence que l’allaitement pouvait constituer une modalité antidépressive. Lighezzolo et ses coll. (2005) ont souligné un lien possible entre un deuil mal supporté par la mère et sa volonté d’allaiter longtemps : « Se tourner vers la vie pour dénier la perte, et ne plus avoir à élaborer les affects douloureux qui lui sont rattachés […] toute séparation générerait pour la mère la réactivation de la perte précédente non élaborée. » Plus largement, sans parler d’un décès réel, les mères ont toutes à se confronter à la question d’un autre deuil, plus imaginaire : celui du gros ventre, du sentiment de complétude ressenti pendant la grossesse. Nous l'avons dit, l’allaitement peut servir à l’intégrer ou à le dénier.
Quatrième question : Peut-il exister dans l’allaitement un lien incestueux?
Concernant l’aspect érotique, la question de l’inceste, largement évoquée dans les discours populaires par les détracteurs de l’allaitement, paraît ici centrale, puisqu’elle rejoint inévitablement celle du plaisir de la mère lors de l’allaitement. Gilza Sandre Pereira nous dit que ce lien entre plaisir de la mère et inceste vient d’une confusion entre la sensation provoquée par une stimulation physique et la signification qu’on lui donne, à savoir une sensation que l’on ne devrait éprouver qu’avec son amant. En d’autres termes, s’il y a plaisir, c’est forcément qu’il y a relation sexuelle, et s’il y a plaisir dans l’allaitement, c’est qu’il y a quelque part excitation sexuelle avec l’enfant. De son côté, l'idée d'un sein objet de plaisir commun pour son bébé et pour lui, peut faire craindre au père un lien anormal et être paralysant pour lui. Une autre origine du lien allaitement-inceste peut être trouvée dans les représentations des fluides corporels. Le sang, le lait et le sperme ont en commun d’être des fluides de vie et se trouvent quelque part associés. C’est comme cela que l’on peut comprendre l’idée de « parenté de lait », « frères ou soeurs de lait ». L’allaitement joue un rôle symbolique dans la filiation, ce qui peut sans doute accentuer et conforter la valeur incestueuse d’un tel acte.
Nous pouvons nous demander si, dans ce cadre, le sexe de l’enfant joue un rôle sur le plaisir à allaiter, ou au contraire, sur la répugnance à le faire. Aucune étude ne nous permet de répondre. Il est cependant intéressant de noter que l’inceste est beaucoup plus souvent évoqué lorsque le bébé est un garçon, comme si une mère ne pouvait incester sa petite fille, comme si le plaisir pouvait être plus fort, et donc plus dangereux avec un petit garçon. Et c’est sans doute, en effet, l’aspect hétérosexuel de la relation mère-fils qui fait que l’on s’inquiète plus pour les petits garçons allaités longtemps. C'est probablement d'ailleurs la force du tabou de l’inceste, a priori plus grand pour les petits garçons, qui peut à l’inverse expliquer le refus d’allaiter ou le
choix d’un allaitement court pour ces derniers (Parat, 1999b).
Cinquième question : Tout cela interroge sur la place de l’homme qui lui aussi va se positionner dans une nouvelle identité, un nouveau rôle. Il lui incombe notamment de trouver sa place de père tout en permettant à
la femme amante de refaire surface, de se dégager de la relation avec l’enfant pour le rejoindre. Donc de transformer la dyade mère-bébé en triade pour permettre l’individuation de l’enfant. La question du sexe du bébé peut se poser là à deux niveaux : par rapport à la mère – est-ce que le plaisir de la relation avec son petit garçon va supplanter le plaisir de la relation avec le père plus facilement que s’il s’agissait d’une petit fille ? par rapport au père ; est-ce que la rivalité entre lui et son enfant quant à la possession de la femme/mère est plus forte quand ce dernier est un garçon ? Ces questions restent actuellement sans réponse.
ET DANS D’AUTRES CULTURES ?
Au cours des siècles, et universellement sur toute la planète, l’allaitement long des jeunes enfants (par une mère ou une nourrice) a été la norme, car condition absolue de la survie des nourrissons. Plus les conditions de vie étaient rudes, plus c’était nécessaire. De nos jours de nombreux bébés sont allaités pendant deux à trois ans, et ce, dans des contextes très variés. Prenons quelques exemples actuels. Dans les pays scandinaves, près de 95 % des bébés sont allaités à la naissance et près de la moitié le sont encore à 1 an. Le sevrage intervient en moyenne autour de 18 mois, mais peut atteindre les 3 ans de l’enfant. C’est toute la société qui accompagne les jeunes mères pour leur faciliter cette fonction maternelle, tout en travaillant et en élevant leurs autres enfants. Nous n’avons pas trouvé d’études qui auraient évoqué une différence de durée de l’allaitement au sein entre les garçons et les filles. Dans ces pays où l’égalité homme-femme et la parité sont nettement en avance sur le reste du monde, où le rapport au corps est plus pragmatique que dans nos régions latines, on peut penser que le problème ne se pose même pas.
En Chine, la suprématie de l’homme et la transmission strictement patrilinéaire sont des réalités traditionnelles très fortes. L’enfant précieux est le fils. Les parents mettent tout en oeuvre pour lui assurer la meilleure santé possible, car c’est lui, plus tard, qui sera chargé d’assurer la prise en charge de leurs vieux jours. L’allaitement des garçons est donc long, plus de deux ans. Celui des petites filles est moins essentiel. La politique de l’enfant unique de ces trente dernières années n’a fait qu’amplifier ce phénomène. Dans les pays musulmans, une large place est faite au démarrage de l’allaitement. Les mères disposent d’une période de quarante jours après la naissance pour se consacrer à l’enfant et à sa nutrition, avant de reprendre leur vie habituelle de travail, souvent très dure.
Au Yemen ou en Afghanistan , ce sont les petites filles qui sont allaitées le plus longtemps. On considère en effet qu’elles auront à vivre l’allaitement pour leurs propres enfants et qu’il faut leur donner des bases pour qu’elles se « souviennent » comment faire.L’allaitement est donc considéré comme utile dans la construction de leur identité féminine. Deux études récentes, l’une au Brésil (Mascarenhas et coll., 2006), l’autre au Japon (Nakao et coll., 2008), ne nous renseignent pas sur la durée totale des allaitements, mais montrent une différence significative d’âge du sevrage selon le sexe de l’enfant. Dans ces deux pays si différents, il y a autant de garçons que de filles allaités à la naissance, mais il y a deux fois plus de filles que de garçons encore allaités vers 3-4 mois.
Au Kenya – comme dans plusieurs États africains –, le statut social de la femme est précaire, celui de la mère est nettement supérieur. Les allaitements longs confèrent aux femmes une qualité que toute la société respecte. Wangari Maathaï, prix Nobel de la paix en 2004, raconte qu’au cours d’une manifestation particulièrement violente, quelques femmes âgées courageuses se sont dénudées devant les policiers, et que ceux-ci, par respect à l’égard de seins ayant allaité, ont arrêté de frapper et se sont retirés.
Dernier exemple : la middle class américaine (traditionnellement blanche, évangélique, républicaine, femme à la maison…) diffuse depuis une vingtaine d’années, par le biais d’associations militantes et par la formation des « consultantes en lactation », un modèle de maternage de proximité où s’imposent portage continu en écharpe, allaitement très long (plus de trois ans) et sommeil dans le même lit pour les parents et les enfants.Ce modèle s’est peu à peu développé en France, soutenu par des groupes de mères. Il a néanmoins du mal à diffuser car trop souvent présenté sur un mode comportementaliste, stéréotypé, peu soucieux de son incohérence avec les transmissions traditionnelles des médecins ou des familles. Il y est aussi trop souvent question du « bien pour l’enfant », sans tenir compte des difficultés énormes qu’il peut susciter pour certaines mères, de l’angoisse massive que peut générer une proximité avec le bébé trop intense pour elles.
LES ÉTUDES N’ONT PAS COMMENCÉ !
Le temps est venu d’aborder ce sujet des allaitements longs dans un contexte un peu moins passionnel, de prendre du recul sur les émotions suscitées chez chacun, d’écouter ce qui peut être dit d’essentiel dans les oppositions des différents regards. Pour les psys, le biais de recrutement des bébés allaités qu’ils rencontrent
en consultation est évident ; ils voient ceux qui ne vont pas bien. Cela ne veut pourtant pas dire que le lien entre le mal-être de l’enfant et l’allaitement long est direct. Ce couple mère-bébé pourrait peut-être aller aussi mal avec un autre choix d’alimentation. L’allaitement trop souvent vécu comme cause du maintien d’une fusion, n’en est en réalité qu’un symptôme. Encore une fois l'allaitement long ne peut être considéré comme pathologique en soi. Nous aurions envie de croire que le bébé en étroite relation avec sa mère, sous son regard, ayant accès librement au sein, bénéficie des meilleures conditions pour satisfaire ses besoins physiques, affectifs, relationnels, pour développer ses capacités de communication dans une sécurité maximale. Mais ne nous leurrons pas. Tout cela est faux si la mère utilise inconsciemment le bébé pour l’aider à résoudre une problématique personnelle. Ce n’est vrai que si l’enfant peut accéder librement à d’autres plaisirs, d’autres moyens de communication, d’autres liens avec son environnement. Ce n’est vrai que dans une relation équilibrée où le couple parental a sa place, réelle et symbolique. En tenant compte de tous ces paramètres, mais aussi des bienfaits indiscutables de l’allaitement au sein pour les enfants, nous arrivons à la conclusion évidente pour nous : les recherches psychologiques et psychanalytiques sur l’allaitement long comme élément favorable au développement du nourrisson restent donc à écrire…
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